Les communautés comme vecteur de communication ou de monétisation dans l’édition grand public ?

Aujourd’hui, à l’heure d’internet et du numérique, les technologies de l’information et de la communication (TIC) amènent une accélération des modes de création et de consommation des biens culturels et l’édition française n’est pas épargnée par ces bouleversements. En effet, les français dépensent désormais plus en matériels d’accès à la culture qu’en produits culturels eux-mêmes et, bien que la lecture soit toujours privilégiée, celle-ci est en baisse contrairement aux industries « jeunes » qui sont directement accessibles sur le web[1] (jeux-vidéo et séries en ligne, vidéo à la demande, musique en streaming,…). Or, si le livre numérique n’est réellement apparu en France qu’en 2011 (avec l’arrivée du Kindle d’Amazon) et si celui-ci ne pèse que 4 à 5 % du marché de l’édition en 2014, la digitalisation de ses canaux de communication et de vente, s’est intégrée, elle, beaucoup plus rapidement avec le web 2.0 proposant des plateformes et des communautés en ligne : Amazon, réseaux sociaux, crowdfunding et blogs d’internautes sont autant de nouvelles formes qui se sont intégrées aux circuits communicationnel et économique du livre et ce, que ce soit pour le livre imprimé ou pour le livre numérique.

Dès lors, on peut se demander quel est l’impact des communautés comme vecteur de communication et de monétisation dans l’édition grand public. Celles-ci ont-elles une réelle influence sur la starification de certaines œuvres et influencent-elles véritablement l’acte d’achat en tant que nouvelle forme de recommandation par rapport à la chaîne traditionnelle du livre ? Quel est le poids de cette nouvelle sociabilité numérique ?

Celui-ci semble périlleux à estimer car si les conseils des communautés de consommateurs et d’internautes se mesurent facilement en taux de « suivi » ou d’écoute, il est difficile d’estimer la véritable influence qu’ils génèrent en terme de marché. Dans un premier temps, on peut observer l’investissement des auteurs sur le web pour se créer une visibilité et se rapprocher de leur public. Puis, on peut analyser les stratégies des acteurs commerciaux, les éditeurs et les plateformes de ventes en ligne qui passent de modèles relativement statiques à des modèles de réseaux. Enfin, on constate que les internautes sont aussi des sources de communication et de monétisation à travers de nouvelles formes de partage sur internet. Si cette étude s’axe principalement sur le cas français, elle prend également appui sur des exemples internationaux. Car ces phénomènes communautaires d’internet s’inscrivent dans une logique mondiale et l’on peut dès lors apercevoir que ce qui se passe en France s’est passé avec quelques années d’avance outre-Atlantique où l’édition numérique s’est démocratisée dès 2007.

                                                

Auteurs sur le web, création de communautés et rapprochement des lecteurs

La sphère numérique ouvre de nombreuses opportunités pour l’auteur de se rapprocher de son public. Il peut ainsi fédérer une communautés directement avec ses lecteurs sans passer par l’éditeur ou le diffuseur[2]. Cela permet notamment aux auteurs autoédités d’accroître leur visibilité. Mais internet est, ne l’oublions pas, une immense toile sur laquelle il peut être difficile d’être vu. Ainsi, créer un blog ne suffit surement plus aujourd’hui. Le web 2.0 est un web de réseaux, interactif, où la valeur augmente en même temps que le réseau augmente tel que nous le rappelle la loi de Metcalfe. Augmenter son réseau permet donc d’augmenter sa visibilité et sa communauté. Les auteurs deviennent alors acteurs principaux de leur notoriété sur internet en se créant un identité virtuelle que leurs lecteurs peuvent suivre. Twitter, par exemple, est un réseau social privilégié pour créer une communauté de followers bien que cet outil de communication nécessite de réduire au maximum l’écriture (140 caractères maximum par tweet). Cela pourrait paraître paradoxal pour accroître la visibilité d’un écrivain pourtant, dans le web, c’est la phrase choc et la lecture rapide qui est la plus visible. Par exemple, Bernard Pivot (250 000 « followers ») a acquis une telle notoriété sur ce réseau social qu’il en a fait un livre Les Tweets sont des chats, Albin Michel, 2013[3]. Autre exemple, au Royaume-Unis, la « Youtubeuse » Zoé Sugg suivie par pas moins de 12 millions d’internautes, a sorti un ouvrage qui s’est vendu à 80 000 exemplaires dès la première semaine (dépassant ainsi J.K. Rowling)[4].

On constate néanmoins que ce sont les auteurs les plus connus « in real life » qui sont les plus suivis sur internet car les communautés de lecteurs sont déjà créées par les médias traditionnels. Pour les auteurs moins connus, se créer une visibilité sur le web peut surtout leur permettre d’être repérés par les éditeurs qui vont, à leur tour, monétiser cette valeur potentielle, comme l’explique Christian Robin, maître de conférence en communication à l’Université Paris 13. Pour Françoise Benhamou, économiste, « c’est en quelque sorte la conquête du marché, sans la démarche initiale de la réception et du tri ».

Pour illustrer ce nouvel univers du « web littéraire », Valérie Baudoin, spécialiste des sciences sociales à Télécom ParisTech, a élaboré une cartographie des auteurs sur internet. Celle-ci révèle les relations et les stratégies possibles : « Pour les écrivains peu reliés, « le site web est essentiellement une vitrine, un lieu de promotion des livres publiés et un lieu d’annonce d’événements liés aux parutions », tandis que ceux qui se signalent par un degré élevé d’interconnexion considèrent que « le site Web est à la fois un lieu de construction de relations et un lieu d’expérimentations de formes d’écriture ». Autrement dit, les acteurs de la deuxième catégorie s’inscrivent « dans un réseau d’écrivains » et « donnent à voir leurs appartenances, leurs proximités avec d’autres auteurs, avec des institutions ». »

Source : Trajectoire et réseau des écrivains sur le web : construction de la notoriété et du marché, Valérie Beaudouin, Réseaux, n°175, 2012

Il y a donc une réelle plus-value à être relié à un réseau. En effet, Jean-Philipper Thivet, dans un entretien intitulé L’auteur face au numérique rappelle ce que les Anglo-Saxons appellent les 3F : « family, friends, fans. Ce sont des cercles concentriques qu’il faut activer en commençant par la famille, puis les amis, puis les cercles d’intérêt et de fans. C’est exactement la même chose pour le financement participatif. La capacité d’un auteur à disposer d’une audience numérique est quelque chose qui est en train d’entrer dans les grilles d’évaluation des éditeurs lorsqu’ils reçoivent un projet. »

Or, cette plus-value est tellement recherchée aujourd’hui qu’elle peut amener des problèmes éthiques. En effet, l’article dénote que des auteurs, reconnus ou non, se créent de fausses identités virtuelles pour promouvoir leurs œuvres comme s’ils en étaient lecteurs (notations sur les sites de vente en ligne, commentaires élogieux,…). Ce phénomène a même un nom, les « sock puppets »[5]. Mais ce détournement ne s’arrête pas là car des critiques littéraires reconnues profitent également de ce système pour monétiser leurs critiques auprès des auteurs. Cette visibilité sur internet semble donc être une réelle course où la visibilité d’un internaute, d’un commentaire, d’un site peut-être telle qu’elle va entraîner une monétisation sous-jacente dans le but, elle-même d’engranger de la valeur.

Acteurs économiques du livre et stratégies connectées

Du point de vue des acteurs commerciaux de l’édition (éditeurs, librairies, plateformes de vente), cette stratégie basée sur la volonté d’accroître au maximum sa visibilité grâce au réseau se retrouve également, et d’autant plus qu’elle est étudiée de près. Ainsi, le MOTif (Observatoire du livre et de l’écrit de la Région d’Ile-de-France) a publié, en février 2013, une étude conséquente sur les Pratiques de lecture et d’achat de livres numériques[6] dans laquelle Dominique Boullier et Maxime Crépel étudient la question des réseaux en ligne. L’étude dévoile que la majorité des plateformes web de vente de livres proposent les fonctions d’évaluation d’un livre à travers des fonctions directement reliées aux réseaux sociaux : « like » (facebook) « tweet » (twitter) ou « +1 » (Google +) mais l’évaluation interne à la plateforme ou au site est aussi largement proposée soit par une notation numérale soit avec un système d’étoiles. Enfin, ces fonctions de notations s’accompagnent, pour certaines plateformes, de la possibilité de laisser un commentaire sur la fiche du livre voire même de partager ses notes de lecture. Et, moins couramment, des espaces de discussion sont également accessibles pour les lecteurs (forums ou chats) comme sur la plateforme de Kindle, créant ainsi des communautés plus ou moins éphémères : « Si ces liens créés en s’appuyant sur les réseaux sociaux les plus communément utilisés sont aujourd’hui très répandus sur le web, sans parler d’une véritable dimension sociale et communautaire, l’intégration des fonctions de partage et d’évaluation montre une certaine volonté de produire du lien avec des plates-formes externes et de proposer des fonctions participatives aux utilisateurs afin qu’ils puissent enrichir le catalogue et guider les autres utilisateurs dans l’évaluation des livres mis en vente. Ces fonctions sont également un moyen de promouvoir les livres et les plates-formes sur le web. Dans cette même logique de diffusion au reste du web, les sites Dialogues, Fnac et Kindle proposent également des programmes d’affiliation rémunérés pour des sites ou blogs externes qui utiliseraient leur plate-forme comme référence.»

L’étude montre donc que si les sites marchands de livres sont avant tout basés sur l’acte d’achat et que le visiteur est considéré comme un client, l’évolution des fonctionnalités de contributions d’utilisateurs amène de plus en plus à considérer celui-ci comme un internaute connecté au reste du web ; il n’est plus un simple client isolé mais acteur de la recommandation des livres et de la visibilité de la plateforme. Il y a, dès lors, une réelle volonté de ces plateformes pour s’intégrer véritablement dans le web 2.0, autrement dit le web communautaire.

Cela constitue des nouvelles formes de médiation qui viennent bouleverser la recommandation traditionnelle des libraires, des critiques ou encore des éditeurs. Ces « nouvelles médiations » réorientent les canaux de promotion et de communication vers les communautés d’internautes. Or, si ces nouveaux modèles peuvent venir contrer le travail du libraire en prenant sa place de conseil, ils peuvent également permettre à ces derniers de gagner en visibilité, de faire savoir au plus grand nombre l’actualité de la librairie ou du site, d’un évènement particulier, d’une promotion ponctuelle…

Au final ces « nouvelles médiations » constituent « un cercle vertueux de coopérations », selon l’étude du MOTif, car le lecteur devient contributeur et profite également des recommandations des autres. Cependant il faut tout de même nuancer ce nouveau mode de médiation communautaire car si de nombreux lecteurs utilisent les recommandations en ligne (de particuliers ou de professionnels), la part de ceux qui proposent des recommandations n’est pas du tout majoritaire. On peut constater cela dans les deux tableaux suivants qui exposent les pourcentages des réponses à l’étude concernant les questions : « à partir de quelles sources d’information trouvez-vous habituellement vos idées de lecture ? » et « une fois que vous avez lu un livre papier ou numérique, vous arrive-t-il de [choix multiples] ?»

Si à la première question, 25 % répondent qu’ils utilisent les réseaux sociaux et blogs généralistes et 27 % qu’ils utilisent les réseaux sociaux et blogs littéraires, c’est donc plus de lecteurs qui utilisent ces formes de conseils, de prescription que ceux qui achètent suite aux suggestions d’un libraire en magasin physique (23%). Mais le chiffre qui est le plus remarquable, ici, est que 43% des répondants à l’étude déclarent trouver des sources de lecture « en parcourant les rayons d’un site web de vente en ligne ». Cela laisse à penser que les systèmes de recommandation et de mise en avant des ouvrages fonctionnent réellement sur le web. Pourtant, à la deuxième question, seuls 10% des lecteurs interrogés publient un commentaire sur la fiche du livre sur le site d’un libraire. Au final, ils sont plus nombreux a publier leurs avis sur des réseaux externes aux plateformes de vente ( 16%) ou même à publier une chronique sur le web (19%).

Cela laisse donc à penser que si les stratégies des acteurs de vente en ligne sont bien ancrées dans le web social, elles ne sont peut-être finalement pas les plus fonctionnelles pour créer un réel bonus dans la valeur marchande des livres ou dans leur communication. En effet, le web social est le web de l’interaction entre les internautes et ce sont, au final, ces derniers qui jouent un rôle majeur dans ce phénomène de sociabilité numérique du livre.

Communautés, quand les lecteurs sont acteurs actifs de la chaîne éditoriale

Crowdfounding, économie des communs, licences Creative Commons ou BookTubes, les lecteurs, via le web, prennent de plus en plus de poids et s’inscrivent dans de nouvelles formes de contributions qui peuvent aller du simple commentaire, au don, en passant par la création de blogs ou de vidéos. Le web 2.0 est, en effet, l’espace propice à la circulation de ces modèles de promotion qui, grâce au canaux, créent également une véritable valeur ajoutée pour la production éditoriale.

Les dernières Assises du livre numérique organisées par le Syndicat National de l’Édition (SNE) en novembre 2014 étaient d’ailleurs centrées sur cette question de sociabilité du livre à travers le web. Bob Stein, directeur de l’institut The Future of the Book, a réintroduit, lors de cette journée, la notion de « lecture sociale ». Les lecteurs partagent leurs avis et commentaires sur leurs lectures directement sur internet, échangeant ainsi avec d’autres lecteurs. Cette dimension sociale de la lecture[7] a un réel impact dans les communautés de lecteurs qui sont actifs et connectés entre eux. Bob Stein rappelle notamment que « la capacité de recommandation d’un être humain est significativement plus puissante que celle d’un algorithme[8]. » Certes, cette lecture sociale existait déjà avant le numérique et les communautés formaient des clubs de lecteurs, des cercles de bibliothèques à distance, mais la dimension connectée a permis non seulement aux lecteurs de créer des communautés sans frontière géographique mais également d’élargir le champs des participants. Et le lecteur, à travers ses participations, peut donc prendre un poids considérable, non seulement en tant que membre de communautés mais aussi en tant qu’internaute individuel qui va lui-même recréer une « sous-communauté ».

Par exemple, le phénomène BookTube, dont on a beaucoup parlé lors de ces mêmes Assises du livre numérique, est assez récent en France. Des critiques amateurs réalisent de courtes vidéos postées sur Youtube pour partager leurs lectures, ce sont les « booktubers / booktubeuses ». S’ils sont beaucoup plus connus dans les pays anglo-saxons et hispaniques (par exemple, Christine Riccio est suivie par 162 000 personnes), une certaine notoriété commence à apparaître chez les booktubeurs français comme Nine (13 400 abonnés) ou Margaux Liseuse (9800 abonnés). L’impact sur les ventes de livres n’est pas mesurable à proprement parlé mais au regard des commentaires, ces vidéos impulsent une volonté d’achat et de lecture non négligeable[9]. Ainsi « dans leurs stratégies de communication, les maisons d’édition sont donc attentives à ces prescripteurs en ligne, avec lesquels des contacts sont entretenus pour faire connaître leurs publications. Tout comme pour les blogueurs influents, une professionnalisation des activités est parfois observée chez ceux qui atteignent un très haut degré de popularité, à travers l’activation de la monétisation publicitaire, de contrats d’intégration de marque ou de placement de produit avec des éditeurs, ainsi que des programmes d’affiliation avec des librairies en ligne.[10] »

Les réseaux sociaux de lecteurs sont également très répandus sur le web. Pour n’en citer que quelque uns : Zazieweb, l’agora des livres, Critiques Libres, BdGest, Babelio, Booknode, MyBoox, A blog ouvert, Entrée Livre, Bookinity, Sens Critique, Livraddict, …ainsi que les réseaux sociaux « généralistes » comme Facebook, MySpace ou Flickr. Ces réseaux ont été créés pour penser les lecteurs comme acteurs principaux de la création de valeur dans le sens ou ce sont eux qui « travaillent » à travers leurs critiques, commentaires, notes de lecture et forums pour constituer une nouvelle forme de prescription qui est bien plus efficace et pertinente qu’un algorithme pour l’internaute qui choisit de placer sa confiance dans tel ou tel internaute. De plus, cela permet de donner une autre forme de visibilité aux livres, difficile à acquérir dans l’océan web et gratuite à l’instar des médias traditionnels et publicitaires. En effet, Louis Wiart (actuellement en thèse dans ce domaine) rappelle qu’ « en tant que relais de communication, ils [les internautes] diffusent autour d’eux des informations sur les livres, les font connaître à leurs cercles de connaissances, leur assurent une existence en ligne. L’accès à une certaine forme de visibilité en dehors des filtres médiatiques traditionnels devient possible, ainsi que le développement de phénomènes de diffusion virale, de propagation de l’information de proche en proche.[11] »

Dans cette optique, les acteurs économiques du livre ne s’intéressent plus seulement à toucher le lecteur internaute mais à attirer le lecteur prescripteur, celui qui a de la visibilité et peut en faire profiter la marque. Si des grosses entreprises comme Kobo (ReadingLife) ou Chapitre (Bookinity) proposent leurs propre réseaux sociaux leur permettant de récupérer directement l’ensemble des données nécessaires, les autres acteurs s’appliquent à être présents sur les réseaux ouverts avec des stratégies marketing ou publicitaires ou encore, comme l’explique Louis Wiart, envoyant directement des « services presse à des internautes contre la rédaction d’une critique ».

Le lecteur, à travers sa communauté, est donc bien au cœur des problématiques de médiation et de communication du secteur éditorial. Le web 2.0, ou web social, a fortement accéléré ce phénomène en replaçant la dimension du « Lu »[12] développée par Jean-Michel Salaün, au cœur du marché.

Ainsi, selon l’étude de Publishing Technologie[13] parue en 2013, 90 % des éditeurs interrogés pensaient développer leur présence sur les réseaux internet en 2015, 84% estimaient que leurs budget alloué aux communautés en ligne augmenteraient d’ici là et 64 % considéraient que leur investissement sur ces communautés avaient déjà « porté leur fruit » [traduction]. Si ces marchés sont moins développés en France que dans les pays anglophones, il faut à nouveau rappeler que l’hexagone évolue, dans l’édition numérique, avec quelques années de retard : une évolution plus lente mais plus protectrice vis-à-vis du secteur traditionnel et de ses acteurs. C’ est ainsi qu’un réel marché parallèle, déjà largement développé à l’étranger, est en train d’émerger en France : « D’un côté, des interfaces performantes et sociales au service des lecteurs, et de l’autre,  la collecte de données et de statistiques revendables. L’application Hiptype propose même aux éditeurs la collecte directe d’informations.[14] » Par exemple, Amazon a racheté la plateforme communautaire Goodreads, en 2013, pour pas moins de 150 millions de dollars (16 000 millions de membres, 37 millions de visites mensuelles, 30 000 clubs de lecture).

Au final, le phénomène des communautés de lecteurs sur internet s’inscrit dans le fonctionnement global de l’économie du web. Un marché biface se construit et les acteurs économiques doivent capter l’attention des lecteurs mais aussi des professionnels souhaitant soit acheter des données pour pouvoir les traiter, soit se positionner en tant qu’annonceurs publicitaires. De même, on retrouve, là encore, l’effet de longue traîne, même s’il semble moins visible, avec quelques gros acteurs qui dominent ce marché et une multitude de petits acteurs qui forment des réseaux plus ou moins larges. Cependant, dans ce modèle de marché, car s’en est bien un, tout internaute (particulier ou professionnel) peut espérer se faire une place au soleil en usant des bons canaux et des bonnes stratégies (principalement celle de l’interconnexion à travers une multiplication des réseaux)[15].

Analyse personnelle

L’analyse précédente s’emploie à observer les phénomènes de communautés et de réseaux présents sur internet comme nouveaux vecteurs économiques et communicationnels du secteur éditorial, en France et à l’étranger. Ainsi, à travers mes recherches, j’ai pu construire mon analyse autour d’une typologie d’acteurs ( auteurs, professionnels de la vente, lecteurs ) qui sont tous présents sur ces communautés de manières différentes et occupent des places plus ou moins stratégiques. Si les auteurs peuvent profiter de ces nouveaux canaux pour se rapprocher de leur public et augmenter leur lectorat potentiel, il n’est pas moins difficile de se rendre visible sur internet. Les éditeurs, eux, trouvent une place de « média traditionnel » dans ce marché, rachetant de la valeur à travers les données pour la réinjecter dans le circuit grâce à une meilleure connaissance de leur public ou à travers des campagnes marketing. Les plateformes de vente et e-librairies s’appliquent, de leur côté, à s’apparenter le plus possible à des sites communautaires en proposant à l’internaute d’agir sur le contenu par différents moyens. Enfin, les lecteurs eux-mêmes peuvent devenir prescripteurs, perçus et reconnus par leur communauté, mais la majorité pourra être apparenté à un « travailleur exploité » (terme souvent utilisé dans l’économie du web) qui crée une valeur (la donnée) au simple fait de sa contribution.

Ainsi, les communautés de lecteurs, sur internet, ne semblent plus avoir pour vocation première l’échange de points de vue autour d’œuvres appréciées ou non. Cette « lecture sociale », tant importante sur le web, est peut être plus une sociabilité autour de l’achat de livres que de la lecture en elle-même. La lecture semble être, ici, l’alibi au développement de ce marché. Pour autant, je rejoins l’idée de Marc Jajah qui, sur son ancien blog SoBookOnLine, avait fait une important analyse de la question. l’idée n’est pas d’opposer les acteurs économiques qui cherchent à faire du profit face à des internautes totalement inconscients de leur situation. Car les lecteurs participent également au développement de ce marché en supportant les évolutions des communautés de différentes manières (s’évertuer à être membres premium, à être sollicités, tenter d’obtenir des avantages en étant de plus en plus actifs, …). En effet, il ne faut pas oublier qu’internet est devenu un réel enjeu de sociabilité et que ces réseaux connectés permettent aux internautes de profiter d’un nouvel espace d’expression. Il ne faut donc pas oublier que le lecteur internaute a bien une responsabilité sur internet.

Selon moi, un ensemble de réseaux indépendants plus ciblés et plus restreints est à développer. Car si les GAFA, une fois de plus, dominent le marché du web à échelle mondiale, ils ne sont plus seulement des réseaux sociaux mais ce que l’on peut qualifier, je crois, de « méta-réseaux » vecteurs de communication des réseaux. Par exemple, les communautés de lecteurs qui se créent sur internet vont communiquer leur présence sur Twitter et Facebook, ou même à travers des commentaires sur Amazon, mais la véritable communauté, sociale et génératrice d’idées, pourra se faire ailleurs, se créer dans une autre sphère, plus fermée mais bien visible grâce à ces méta-réseaux.

Enfin, les évolutions du livre numérique, avec l’arrivée de l’ePub 3.0 et son interactivité comme norme ainsi que l’expansion de la forme livre-web, laissent présager que ces modèles communautaires vont d’autant plus évoluer et se développer que la lecture tant à devenir elle-même connectée.

Bibliographie complémentaire

  • Sociabilité du livre et communautés de lecteurs : Trois études sur la sociabilité du livre, Martine Burgos, Christophe Evans, Esteban Buch, 1996, Bibliothèque Publique d’Information collection Études et recherche.

Notes

[1] Dépenses culture-médias des ménage en France au milieu des années 2000 : une transformation structurelle, par Bruno Maresca, Romain Picard et Thomas Pilorin sous la direction de Jean-François Chaintreau, 03/2011, pour le Ministère de la culture et de la communication, département des études, de la prospective et des statistiques [accessible en ligne sur http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/CE-2011-3-site.pdf ]

[2] Le rôle de l’auteur dans la promotion de ses œuvres dans l’univers numérique, par Louis Wiart pour le Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Édition numérique (PILEn), 13/01/ 2015 [accessible en ligne : http://www.futursdulivre.be/article/149/Le+role+de+lYauteur+dans+la+promotion+de+ses+Yuvres+dans+l+univers+numerique ]

[3] Bernard Pivot, Michel Onfray et Marc Levy, trio gagnant de Twitter en 2014 (côté littérature), par Annabelle Laurant pour 20 minutes, 18/12/14 [accessible en ligne : http://www.20minutes.fr/culture/1503867-20141218-bernard-pivot-michel-onfray-marc-levy-trio-gagnant-twitter-2014-cote-littérature ]

[4] Le premier livre d’une Youtubeuse pulvérise des records de vente, par Chloé Woitier, 04/12/14 pour le Figaro économie [accessible en ligne : http://www.lefigaro.fr/medias/2014/12/04/20004-20141204ARTFIG00022-le-premier-libre-d-une-youtubeuse-britannique-pulverise-des-records-de-vente.php].

[5] Faux commentaires en ligne : la chasse aux « sock puppets » est ouverte !, par Sciences et Avenir, le 19/10/12 [disponible en ligne : http://www.sciencesetavenir.fr/insolite/20121018.OBS6288/faux-commentaires-en-ligne-la-chasse-aux-sock-puppets-est-ouverte.html ]

[6] Pratiques de lecture et d’achat de livres numériques, étude réalisée pour le MOTif par Dominique Boullier et Maxime Crépel , 02/2013 [disponible en ligne : http://www.lemotif.fr/fichier/motif_fichier/488/fichier_fichier_etude.pratiques.lecture.et.achat.de.livres.numa.riques.pdf ]

[7] Dans son analyse A la recherche désespérée de la lecture sociale (I) : discours et représentations, publiée sur SoBookOnLine en 2011, Marc Jajah rappelait le néologisme du terme « lecture sociale ». Toute lecture est, par nature, sociale ; ce terme permet de souligner « l’idée que l’hyper-sociabilisation (sa mise en scène, en fait) fournira un rempart à la « crise de la lecture » observée ».

[8] Synthèse de la conférence d’introduction à la lecture sociale par Bob Stein, Assises du livre numérique 12/11/14 [accessible en ligne : http://www.sne.fr/wp-content/uploads/2014/12/Lecture-sociale_Assises-livre-numerique_SNE-nov2014.pdf ]

[9] Booktube, les lecteurs font des vidéos, Louis Wiart pour le PILEn, 16/12/14 [accessible en ligne : http://www.futursdulivre.be/article/147/BookTube+les+lecteurs+font+des+videos ]

[10] Booktube, les lecteurs font des vidéos, Louis Wiart pour le PILEn, 16/12/14 [accessible en ligne : http://www.futursdulivre.be/article/147/BookTube+les+lecteurs+font+des+videos ]

[11] Les réseaux sociaux de lecteurs : quelles opportunités pour les professionnels ? article de Louis Wiart pour le PILEn, 17/03/14 [accessible en ligne : http://www.futursdulivre.be/article/93/Les+reseaux+sociaux+de+lecteurs+quelles+opportunites+pour+les+professionnels+ ]

[12] Dans son ouvrage Vu, Lu, Su (La Découverte) Jean-Michel Salaün montre que l’arrivée du web entraine de telles conséquences sur les modèles économiques déjà en place qu’on peut même le considérer comme un métamédia qui agit sur les trois dimensions de la publication : la forme (Vu) avec les écrans, les terminaux, les différents formats, l’échange (Lu) avec le réseau et la transmission (Su) avec les archives.

[13] Publishers’ commitment to online communities set to double by 2015, étude réalisée par The Publishing Technology, 2013 [accessible en ligne : http://www.publishingtechnology.com/2013/04/publishers-commitment-to-online-communities-set-to-double-by-2015/ ]

[14] Communautés de lecteurs : la nouvelle aubaine ?, par Mathilde Rimaud pour Ina Global, 24/04/2013 [accessible en ligne : http://www.inaglobal.fr/edition/article/communautes-de-lecteurs-la-nouvelle-aubaine ]

[15] Exemple de document visant les professionnels désireux d’accroître leur présence sur le web : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les médias sociaux sans jamais oser le demander, Guide Social Media par Wellcom, 2012 [accessible en ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/56863-tout-ce-que-vous-avez-toujours-voulu-savoir-sur-les-medias-sociaux-sans-jamais-oser-le-demander-guide-social-media-2012.pdf ]

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